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GARRY KASPAROV: ECHECS, BUSINESS ET MACHINES

Par Jérôme Bloch

Une interview exclusive de Garry Kasparov, considéré par beaucoup comme le meilleur joueur d’échecs de tous les temps.

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Vous dirigez plusieurs fondations dans le monde pour promouvoir les échecs. Qu'apporte ce jeu à

ceux qui le pratiquent?

La beauté des échecs réside dans le fait que chaque joueur en tire un bénéfice différent. Tout d’abord, le plaisir du jeu ! Les échecs ont survécu et prospéré durant des siècles, car c’est un jeu divertissant pour toutes sortes de populations –jeunes ou vieux, hommes ou femmes, riches ou pauvres – et ce, quel que soit leur niveau de compétence. Vous pouvez l'approcher comme un simple passe-temps ou apprécier l’art et la littérature qui gravitent autour de ce jeu lorsque vous vous plongez dedans pour élever votre niveau. Les échecs enseignent la concentration et la discipline mentale aux enfants et développent l’habilité de tous à trouver des solutions créatives à leurs problèmes. D’ailleurs, des études montrent que les activités exigeantes à un niveau cognitif retardent et combattent la démence. Mes "Kasparov Chess Foundations" facilitent l'intégration des échecs dans le curriculum scolaire avec beaucoup de succès.

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"Justin Bieber a beau être populaire en ce moment, les gens écouteront toujours Bach, Mozart et Laurent Ménager!"

Garry Kasparov 

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Les joueurs comme Carlsen et Karjakin utilisent beaucoup les ordinateurs. Pensez-vous que cela

rende le jeu plus prévisible et moins attractif ?

Utiliser un ordinateur s'apparente à utiliser un livre, mais de façon accélérée : au final tout dépend de ce que l’humain fait de toutes ses connaissances. Si le jeu d’échecs professionnel est plus prévisible aujourd’hui, ce n’est pas à cause des ordinateurs, mais plutôt parce que les joueurs ne cherchent plus à innover. Les programmes d’ordinateur et les bases de données encouragent les joueurs à tester des variations inhabituelles et amusantes qu’ils n’oseraient pas essayer dans d’autres circonstances, mais pourtant, très peu le font.

 

Quel est l’impact des machines sur nos économies aujourd’hui?

L’impact est toujours le même : les machines exécutent les tâches humaines de plus en plus vite. Cela nous rend plus productifs et potentiellement plus créatifs puisqu’elles se chargent du travail monotone et pénible. Rien n'a changé depuis l'invention des premières machines et les inquiétudes concernant la destruction d'emplois. Cela dit, les machines n’impactent plus uniquement les métiers d’agriculture et d’industrie, mais aussi le travail de diplômés supérieurs. Toutefois, je reste optimiste : si nous, les humains, continuons à voir grand, explorer et créer de nouvelles industries, il y aura toujours des emplois, même si nous ne pouvons pas imaginer aujourd'hui à quoi ils ressembleront.

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Vous avez organisé un championnat à New York dans les Twin Towers en 1995 avec la PCA. Pourquoi les grands sponsors n'ont-ils pas suivi après un évènement aussi réussi ?

Cette grande question mérite de nombreuses réponses. Le manque d’unité dans le monde des échecs nous a coûté la perte du parrainage d’Intel, qui avait sponsorisé la PCA et ce match de 1995. Les joueurs et les médias des échecs passaient plus de temps à se chamailler entre eux qu’à s’unir pour promouvoir le jeu. Cela dit, j’étais en partie responsable de ce manque d’unité étant donné que Nigel Short et moi nous sommes détachés de la Fédération Mondiale des Échecs (FIDE en Anglais) en 1993.

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Pensez-vous qu’Agon, l’organisateur, aille dans la bonne direction ?

Quelle direction serait-ce? La Russie ? D’après ce que je peux voir, Agon continue à suivre la même direction que la FIDE avait prise avec Ilyumzhinov, aidant les oligarques et leurs amis à déplacerde l'argent autour du monde. Malheureusement, les sanctions inévitables qui en découlent, comme l’inscription d’Ilyumzhinov sur la liste des sanctions du Trésor américain, n’ont que des conséquences négatives sur le développement des échecs qui, pourtant, s'en sort très bien tout seul !

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Pensez-vous que le Championnat du Monde devrait adapter son format pour rendre le sport plus

intéressant aux yeux des médias et du grand public en instaurant, par exemple, des parties en blitz

après chaque match nul, ou en forçant les joueurs à utiliser un répertoire d’ouvertures plus large?

Les échecs devraient s'ouvrir à des expérimentations et je suis en faveur d’une large palette d’événements comprenant des parties rapides, du blitz et des ouvertures aléatoires sélectionnées en avance. Toutefois, il ne faut pas oublier le succès massif des parties « classiques ». Elles doivent rester au cœur du sport. Comparez-les à la musique classique : Justin Bieber a beau être populaire en ce moment, les gens écouteront toujours Bach, Mozart et Laurent Ménager!

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Pourquoi les échecs sont-ils sous-développés comparés à d’autres sports comme le poker ou les jeux vidéo ? Comment feriez-vous pour résoudre ce problème?

J’ai essayé d’attaquer cela de façon directe en me présentant à la présidence de la FIDE en 2014. Mon équipe et moi voulions établir un vrai professionnalisme au niveau des parrainages et donner plus d’importance à l’éducation. La seule entité globale des jeux d’échecs, la FIDE, et beaucoup de fédérations nationales sont corrompues ou incompétentes. Mais soyons clairs : les échecs ne sont pas un simple jeu de cartes comme le poker, où un amateur peut devenir millionnaire. Ce n’est pas non plus comme League of Legends, avec de beaux graphismes et des jeux d’équipes. N’importe qui peut apprendre et aimer jouer aux échecs, mais il faut un certain niveau de compétence et de dévouement pour réellement l’apprécier à un niveau d’élite. Les commentaires professionnels de vidéos sont en train d’éliminer cet obstacle.

 

Les jeux d’échecs et la politique sont-ils encore étroitement liés ? Pourquoi et avec quel impact sur

le jeu ?

Aujourd’hui, les échecs au plus haut niveau et la politique sont presque autant liés qu’à l’époque de l’union soviétique. Toutefois, au lieu de promouvoir le jeu et les joueurs comme de prestigieux représentants culturels, aujourd’hui, les échecs sont utilisés comme une façade pour des personnes qui ne s'intéressent pas réellement au jeu. Ces personnes font fuir les sponsors légitimes, ce qui explique que tant d’événements soient soutenus par d'obscures sponsors étatiques. Ils déplacent de l’argent et utilisent la fédération comme couverture pour des opérations de renseignement russe, sans compter d’autres choses qui finiront par sortir au grand jour. La FIFA a reçu plus d’attention simplement car les chiffres sont plus gros. Il s’agit de milliards et pas de millions.

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Vous avez publié le livre "Winter is coming" il y a un an. Comment votre vision évolue-t-elle après le Brexit et l’élection de Trump ? ​

Beaucoup de personnes me répètent ces dernières semaines : « Garry, tu nous avais prévenus ! » Avec le Brexit, les scandales liés à Trump, Poutine et le hacking par les Russes aux États-Unis, mes visions sombres deviennent réalité. Les forces anti-démocratiques du monde, dirigées par Poutine, sont actives et agressives. Elles se raffermissent même. Le monde libre refuse encore de se défendre. C’est une époque extrêmement dangereuse. Lorsque vous ne réagissez pas face à des maux mineurs, vous encouragez vos agresseurs. Tôt ou tard, ils deviennent trop confiants. C'est la leçon de "Winter is coming" et de l’histoire : à la longue, l’apaisement est bien plus dangereux que la dissuasion. Nous devons résister aux forces du chaos de manière anticipée et fréquente, au lieu d’attendre qu’elles ne deviennent plus puissantes.​

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